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La clairière des oubliés

La clairière des oubliés

Le 2 janvier dernier, Lionel, un adolescent de 16 ans, a été tué par balle dans une fusillade à la cité des Aubiers, dans le quartier de Bordeaux-Lac, sans doute victime des rivalités ou règlements de compte entre cités.

Au lendemain de ce drame, Souleymane Diamanka, poète, auteur et slameur d’origine peule, qui a grandi aux Aubiers, a adressé au journal Sud-Ouest un poème écrit quelque temps auparavant, « La clairière des oubliés », que l’on peut lire dans le recueil « Habitant de nulle part, originaire de partout » (Points Poésie, février 2021) : 

« […]    

Debout sur le pont de Cracovie

Les yeux orageux je regarde les Aubiers

Les murs ont une mémoire 

J'entends des souvenirs qui éclatent comme des miroirs 

Et leurs débris qui murmurent mon prénom dans le noir 

La clairière des oubliés 

une famille de bâtiments fantômes 

Perdus au milieu de nulle part 

Avec ses ruelles sombres. Et ses lumières pâles  […] » 

Debout sur le pont de Cracovie 

Si vous n’êtes pas Bordelais, n’allez pas imaginer quelque pont poétique, comme le pont Mirabeau, propice à la rêverie sur le temps qui passe. Construit en 1967, démoli en 2006 pour laisser la place aux voies du tram, le pont de Cracovie était un autopont de béton, massif et disgracieux, qui permettait d’enjamber une ancienne ligne de fret dans le réseau de raccordement allant des installations portuaires de Bacalan à la gare St Jean.

Écrivains, poètes, artistes depuis Ausone ont posé un regard admiratif sur Bordeaux et la belle courbe de son fleuve, depuis les bords de Garonne, ou en marchant dans la vieille ville. Voici un autre regard, celui de l’enfant Souleymane observant de loin les Aubiers, puis celui de l’adulte qui se souvient, et qui enveloppe sa cité, tellement traité[e] de « cité de malheur » de larmes et de pluie. 

Deux clairières

Lorsqu’en 1962 le maire Chaban-Delmas décide d’assainir les terres marécageuses au nord de Bordeaux, et de créer un vaste lac artificiel, un nouveau quartier va être aménagé sous la direction de l’architecte Xavier Arsène-Henry, selon le principe « La Ville dans la Nature, la Nature dans la Ville ». Au fil des années vont apparaître divers pôles d’activité, palais des congrès, hôtels, équipements sportifs, centre commercial. S’agissant du volet logement, l’idée est de former des « clairières », des îlots résidentiels entourés de végétation. Mais encore sous l’influence de Le Corbusier, les architectes optent pour de grandes tours organisées sur une dalle conçue à l’origine comme une place publique, lieu de vie et de commerce protégé de la circulation automobile.   

Deux clairières seulement ont vu le jour, celle du Lauzun (Résidence du Lac) et celle des Aubiers. Bizarrerie de la mémoire, je me souviens parfaitement d’une réclame vue au cinéma au début des années 70, peut-être sous la direction du publiciste Jean Mineur (certains se souviendront du personnage emblématique du Petit Mineur qui lançait son pic dans une cible au son d’une musique digne des cartoons). Le Lauzun et ses alvéoles carrées y figuraient comme une promesse de modernité, de confort et d’esthétique nouvelle. Les Aubiers étaient-ils mentionnés, je l’ignore. 

Or personne ne s’est précipité pour aller vivre dans des bâtiments de béton gris à la configuration complexe, où parkings, coursives, passerelles n’ont rien de rassurant et où il parait absurde de vivre hors sol au milieu de rien. La dalle sera d’ailleurs en partie détruite dans les années 80. Au fil du temps, les logements sociaux des Aubiers vont accueillir une population défavorisée, au fort taux de chômage, qui ne commencera à être désenclavée qu’en 2008 avec l’arrivée du tram mais restera en grande partie abandonnée à ses problèmes, et souffrant de sa mauvaise réputation.

2021, année anniversaire

Au mois de juin, malgré la tragédie qu’ils viennent de vivre, les quelque 4 000 habitants des Aubiers représentant plus de 50 nationalités fêteront le cinquantième anniversaire de leur cité. Autour d’eux beaucoup de choses ont changé avec la construction du quartier Ginko, la transformation des Bassins à flot. Un projet de rénovation urbaine les cible, lent à se concrétiser. Mieux vaut compter sur ce qui a toujours été leur force, des associations très actives, de l’énergie, de la jeunesse, du vivre ensemble, de la convivialité malgré tous les problèmes du quotidien et un vivier d’artistes représentant toutes les cultures urbaines. Les clips du jeune rappeur de 19 ans CLZ (pour « c’est la zone ») illustrent de façon particulièrement éloquente l’architecture labyrinthique de la cité. 

Le vaste espace de Bordeaux Nord, des Bassins à Flot au Lac, se prête à la balade en vélo ou à pied et offre au voyageur des pans intéressants de l’histoire urbaine et humaine de Bordeaux. Les Aubiers s’y détachent avec force, et certains, quoi qu’on en dise, les trouvent  beaux. Mais peut-on faire visiter ce que l’on ne connait pas (de l’intérieur)? La réponse est oui, comme pour tout autre quartier de la ville, à condition de ne pas se cantonner aux seuls livres, articles, vidéos à disposition, mais, autant que faire se peut, de recueillir la parole de ceux qui vivent dans la cité. Car ce sont eux qui peuvent nous ouvrir la porte.

Comme le dit Souleymane Diamanka dans le poème qui suit « La clairière des oubliés », intitulé « Bétail de béton » :

« Pour ne pas que les bâtiments s’enfuient                                                             

La nuit nous les gardions 

Nous étions les bergers immobiles 

D’un bétail de béton ».

La clairière des oubliés