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Les itinéraires – Chapitre 3

Le bateau soupe

Les itinéraires – Chapitre 3

Dans de précédentes pages de blog, j’ai évoqué les itinéraires physiques qu’un guide peut être amené à tracer pour faire visiter un quartier ou un territoire. Mais, parfois, la déambulation est plus complexe : c’est une suite de rebonds du réel au virtuel, de l’image à la page de texte, du souvenir à l’observation sur place. Internet nous a ouvert la possibilité d’innombrables périples illimités. Le plus dur n’est pas de voyager mais de savoir à un moment poser ses bagages!

Aujourd’hui j’ai un de ces trajets à vous raconter, « à la découverte du bateau soupe ». J’avais déjà vu une photo couleur sépia dans un recueil de cartes postales consacré aux quais de la Garonne, il y a quelque temps, et j’avais été intriguée. C’est lors de la préparation de mes visites flash au Musée d’Aquitaine, sur le thème du port de Bordeaux du XIXème au XXème siècle, dans les salles “Un port en mutation” puis  “Un horizon maritime mondial” que je suis retombée sur ce curieux navire qui apparait en photo, avec un petit commentaire.

Le bateau soupe est parfois présenté comme un des premiers « restos du cœur ». De fait, la distribution de repas aux indigents est beaucoup plus ancienne. Déjà, au IVème siècle, saint Basile de Césarée, en Turquie, bouleversé par la pauvreté de la population frappée par la famine, organisait ce que l’on appelle aujourd’hui des soupes populaires. Au cours des siècles, les ordres religieux ont poursuivi cette œuvre en offrant aux pauvres, aux malades, aux aliénés des structures d’hébergement et une alimentation sommaire, dans des proportions infimes au vu des besoins. Au XIXème siècle, des repas commencent à être  fournis dans d’autres contextes, souvent à l’initiative de philanthropes. Et c’est pendant la Grande Dépression qui suit la crise de 1929, aux États-Unis, que ce sont développées les « soup kitchens ».

Revenons-en à notre bateau soupe. On le décrit ancré quai de la Monnaie. Première incursion sur Internet pour voir sa photo qui le situe bien sur la rive gauche de la Garonne, avec un peu plus loin à droite la passerelle Eiffel et en face une grande et belle maison. Premier petit mystère à résoudre … s’agirait-il de la maison de Calixte Camelle (grande figure politique de la Bastide etpremier député socialiste de Bordeaux, mais aussi brasseur et négociant en bières, parfois caricaturé devant son « château ») que l’on peut toujours voir, entourée des projets de Bordeaux-Euratlantique quai Deschamps? Cela y ressemble bien. Une petite vérification sur Google Maps, et le site du mouillage du bateau est moins certain. Effet d’optique?

Suite de la déambulation sur Internet pour mener l’enquête sur cette « cantine flottante » et un personnage tout à fait étonnant apparait : Daniel Iffla dit Osiris, financier et mécène, qui a légué à la ville de Bordeaux  2 millions de francs pour « y créer un asile de jour installé sur un bateau où seront reçus des ouvriers âgés et indigents des deux sexes, sans distinction de culte ». Issu d’une famille juive bordelaise, et marqué par une tragédie, le décès de sa femme et de ses deux enfants, Daniel Iffla a mis sa fortune au service d’une action philanthropique considérable (soutien à la recherche médicale, financement d’écoles, de synagogues, de fontaines, restauration de La Malmaison qu’il offre à l'État, legs de la plus grande partie de sa fortune à l’Institut Pasteur…).

L’idée du bateau flottant était futée : personne ne pourrait exproprier l’établissement ou le sommer de déménager (hélas, une préoccupation récurrente si l’on pense à la levée de boucliers des voisins de tout futur centre pour SDF ou toxicomanes). Cela n’a pas empêché la municipalité de l’époque de renâcler un peu au prétexte que le bateau soupe gênerait les manœuvres des navires de commerce. Inauguré en 1912, le bâtiment est resté en activité jusqu’en 1940. Il est l’œuvre de Dyle et Bacalan, une grande société de construction navale de l’époque. Comme les Restos du cœur aujourd’hui, il ne se limitait pas à la distribution de repas. Outre des réfectoires, il comprenait des salles de repos, un service médical, des stocks de vêtements. Il s’est mobilisé pendant la Première Guerre mondiale en accueillant des réfugiés, des blessés puis des orphelins. Il aurait pu continuer à fonctionner plus longtemps, mais réquisitionné en 1940 par les Allemands, il a été  transformé en poste de défense antiaérienne à Pauillac où il a été coulé en 1944. L’épave serait encore visible en cas de très basse marée.

C’est là que l’histoire prend un autre tour : j’ai appris au cours de mes recherches que le foyer Leydet, à Bordeaux, qui accueille des personnes en grande précarité, a été construit avec l'indemnité imposée aux Allemands en compensation de la destruction du bateau. Comment aurais-je pu imaginer, le samedi matin, lorsque je vais faire mes courses place Nansouty, que les pauvres vieux qui me hèlent, cours de la Somme, assis sur les marches des immeubles, pour avoir un sou, sont les descendants des habitués du bateau soupe? Mon incursion dans l’action sociale bordelaise aura été bien circulaire.

Ainsi, les soupes populaires sont plus que jamais d’actualité. Lorsque Coluche a lancé son projet de Restos du Cœur, le 26 septembre 1985, sur Europe 1, il pensait remédier aux problèmes du moment, le retour de la pauvreté et du chômage en France,deux ans après le « tournant de la rigueur » décidé par le gouvernement socialiste. Il ne songeait pas au long terme, ni au très long terme. On en jugera : d’après leur site, les Restos du cœur ont distribué 142 millions de repas pendant la campagne 2020-2021 fortement impactée par l’épidémie de COVID 19 et ses répercussions économiques.

Les itinéraires – Chapitre 3