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Parlez-vous le bordeluche ?

« Serre-moi tout ça, on va manger » disait ma grand-mère Charlotte pour que je vide la table de la cuisine de mes jeux et coloriages. J’obtempérais sans hésitation : je savais que ce qu’elle me demandait, c’était de ranger mes affaires et que si après le repas, elle voulait lisser du linge, il faudrait aller chercher la planche à repasser.

Pendant mon enfance et mon adolescence, le « bordeluche » émaillait les propos du quotidien. Les mots et les expressions qui s’y rattachent sont aujourd’hui beaucoup moins employés, mais pourtant ils ressortent de temps en temps dans la bouche des plus jeunes, transmis par les générations précédentes dans le cercle familial, sur le lieu de travail, dans le cadre de clubs de sport ou d’associations. Comme ces bouts de rempart ou de tour d’angle que l’on trouve dans les caves, ils constituent un patrimoine secret, la trace de parlers anciens issus du brassage social et de l’interaction des langues.

Aujourd’hui, les articles destinés aux « Parisiens » et aux visiteurs font grand cas de la « chocolatine » (pain au chocolat), de la « poche » (sac ou sachet), des « drôles » (les enfants), de l’interjection « Eh bé! » et de l’expression « gavé » (beaucoup) qui n’était pas du tout utilisée dans mon enfance, et qui je pense s’est imposée plus récemment. Certains mots perdurent. Les « cagouilles » (escargots) et les « loches » (limaces) menacent toujours le potager. Le soleil réveille toujours les « pigasses » (tâches de rousseur) et « ça daille » toujours quand on est contrarié. Les gosses ont toujours la « mouquire » (morve) au nez et les piqûres de moustiques nous couvrent toujours les jambes de « bouffioles ». Peut-être que certains appellent encore les ordures ménagères le « bourrier » et font toujours « cramer » (brûler) le gâteau en le laissant trop longtemps dans le four. Mais l’on n’entend plus beaucoup « abat d’eau » (forte averse), « gringonner » (faire le ménage »), « passer la since » (passer la serpillière), « cucugne » (vieille voiture), « rouziguer » (ronger). On ne tord plus le nez devant un plat en disant que c’est une « ragougnasse » (il est mal cuisiné), les habits de fête ne sont plus des réquimpettes et on ne s’offusque plus de ce qu’un décolleté osé montre trop la « parpageaute » (la poitrine). Malheureusement, il n’existe plus de « souillarde » (arrière-cuisine) dans nos logements exigus pour épargner nos rutilantes cuisines intégrées. Par contre, l’expression imagée « Oh An/Oh Anqui » (oh enc….) - qui évoque pour moi le joli visage de C., ma voisine de table à la cantine du lycée Montesquieu, qui ne pouvait pas prononcer une phrase sans un « Anfiiiiii(gueille) ou un Anquiiii! bien sonore - , résonne toujours pour peu que quelque chose cloche, pour le meilleur ou pour le pire.

Le grand spécialiste du bordeluche, c’est Guy Suire, ancien directeur du mythique théâtre Onyx, qui s’est attaché pendant des années à recueillir les expressions locales dans sa chronique « Les mots d’ici » dans le journal Sud-Ouest et a publié « Pougnacs et margagnes, Dictionnaire définitif du bordeluche » en 2011 aux éditions Mollat (je n’ai jamais entendu personnellement le mot « pougnac » mais toutes les tricoteuses de ma famille ont fait des margagnes en sautant des mailles). Le bordeluche n’est pas une langue, mais une façon de parler locale aux multiples origines : « pichadey » (dialecte parlé à St Michel, quartier d’immigration depuis toujours, et centre artisanal et commercial), expressions en usage au marché des Capucins, argot de l’ancien Mériadeck ou de Bacalan, gascon, mots espagnols francisés, vocabulaire de la vigne et du vin (la « gueille de bonde » à l’origine un joint en toile de jute entre la bonde et la barrique, s’emploie par extension pour désigner un ivrogne) ou lié aux activités traditionnelles des Landes.

À l’ère du numérique, on peut craindre que la langue s’uniformise entre les régions, alors que tous consultent les mêmes sites et regardent les mêmes vidéos. Il me semble même parfois constater une atténuation de l’accent local chez les plus jeunes, dont le parler est plus neutre, influencé par les média. On peut donc espérer que de temps en temps les chats continuent de niaquer (mordre) quand ils ont un peu trop joué , que le « blagasse » qui fatigue tout le monde avec sa conversation et le « bernique » qui astique son intérieur sans discontinuer fassent irruption dans nos conversations, comme celui qui veut tout le temps « tiaper » (manger) ou qui ne cesse de « bader » (regarder fixement).

Une chose est sûre. Je suis soulagée que l’on ne me dise plus que je « frise comme la rue d’Ornano » comme au temps des fanatiques du bigoudi et de la permanente qui cherchaient en vain à faire onduler mes cheveux obstinément raides.

« Eh bé ho! » me direz-vous. Voilà, vous avez tout compris!

Parlez-vous le bordeluche ?