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Tabula Rasa

Tabula rasa … table rase … c’est l’expression qui m’est venue à l’esprit lorsque depuis la haute terrasse de l’immeuble Hypérion emblématique de l’opération Bordeaux-Euratlantique (voir les archives 2020 de mon blog) j’ai découvert l’étendue des parcelles vides, en cours de dépollution ou en attente de chantier qui s’offraient à la vue.

En notant, au pied d’un immeuble déjà avancé, un carré de terre grise un peu incongru, sur lequel on se serait attendu à observer quelque chose, un autre immeuble, des fondations, j’ai aussitôt vu défiler dans ma tête toutes les images de Ground Zero montrées des millions de fois à la télévision, et me suis revue debout dans mon appartement de Brooklyn les yeux vissés sur la chaîne NY1, un certain 11 septembre au matin, alors que s’écroulaient l’une après l’autre les tours du World Trade Center. Ce qui prouve que dans notre perception des choses, la subjectivité est toujours forte, et doit être repérée, canalisée, exploitée souvent, combattue parfois.

J’ai aussi aperçu non sans surprise, parce que j’avais oublié son existence, ce « petit pan de mur » du 12 rue Léon Pallière qu’Annick Descas décrit dans son Dictionnaire des rues de Bordeaux comme un « parement de brique un peu « fantaisie ». Ce petit bout d’échoppe, je l’avais photographié et utilisé lors de la soutenance de mon projet tuteuré sur Belcier. Aujourd’hui, la maison semble en mauvais état, peut-être est-elle promise à la démolition, comme l’impasse Germain Valladon, à côté du MIN, rue Carle-Vernet, où Annie Descas dans le même ouvrage situait une « minuscule et attendrissante cité ».

Lorsque je suis revenue dans ce quartier arpenté en tous sens pour mon projet, nombreux sont les autres lieux que je n’ai plus reconnus après trois ou quatre ans. Perspectives recomposées, rails de chemin de fer déposés, bâtiments disparus - comme ces murs recouverts de lierre des ateliers SNCF, rue Amédée Saint-Germain, qui m’avaient inspiré un court hommage : « Tant de jours à pointer, à la minute près, et tous, là-haut, les poumons encrassés » - ou en cours de réutilisation – comme le tri postal sur le secteur Armagnac pour lequel j’avais été plus ironique : « J’en ai vu défiler des adresses, des enveloppes parfumées, trop tard, nous sommes à l’ère de la passion dématérialisée ».

On me dira que ce qui a disparu dans le quartier, ce sont pour l’essentiel des friches ferroviaires et des édifices délabrés. Et que partout dans la ville, on a détruit et reconstruit sur les mêmes parcelles, longtemps sans se préoccuper du patrimoine. L’image la plus saisissante, disponible sur Internet, est celle de Mériadeck avant la reconstruction, une photo en noir et blanc qui montre un grand quadrilatère presque vide zébré par l’intersection de deux rues où s’aligne tout l’assortiment des véhicules de l’époque. Et chaque fois que l’on se lance dans une balade urbaine, la liste est longue de ce qui a disparu : ainsi, de Sainte-Croix à la gare Saint-Jean, le cloître de l’abbaye, les beaux jardins du Noviciat des jésuites, l’Hôpital de la manufacture et des enfants exposés, le Fort Louis ou lesanciens abattoirs.

D’où cette interrogation : faut-il parler de ce qui est, de ce qui sera, ou de ce qui n’est plus? Le problème, c’est que ce qui est le plus resté, de façon générale, c’est ce qui était le plus solidement et durablement construit, le plus cossu, le plus artistiquement, esthétiquement intéressant. Et encore, à une époque récente. Car le beau monument gallo-romain des Piliers de Tutelle, certes en mauvais état, a été rasé sans état d’âme sous Louis XIV.  Ce qui part vite, d’un coup de bulldozer, ce sont les logements insalubres, les usines désaffectées, les entrepôts vides. Et avec eux bien souvent, toute l’histoire des classes populaires locales, leurs façons de travailler, de se distraire le dimanche, de se parler, de s’aimer, d’élever leurs enfants. Dans un siècle, on parlera encore des intendants et des grandes familles. De ceux qui vivaient dans l’impasse Germain Valladon on ne saura jamais rien.

Pourquoi faut-il donc parler de ce qui n’est plus, quand tant de choses nouvelles captent notre attention, et que les chantiers nous projettent vers le Bordeaux de demain? Et quels sont les critères pour évoquer les choses passées? Il me semble qu’il y en a deux, importants : la force de l’imaginaire, qui nous fait rêver des bosquets du Noviciat dont la disparition désole les Pères « pour la beauté du jardin, la liberté de l’air et l’estendue de la veue que cette maison a sur la campagne et sur la rivière », comme on pleure son jardin d’enfance ou le bruit grinçant du portillon d’un aïeul. Et ensuite et surtout le respect pour l’héritage des générations passées, la formidable énergie de ces vies grandes ou modestes à laquelle nous devons tout, qui a modelé les quartiers, posé les murs des ancêtres de nos hôpitaux, tracé les voies ferrées sur lesquelles ont circulé les marchandises créatrices de richesses, creusé les formes de radoub et élevé les quais verticaux, planté les jardins et éclairé les rues. Se promener dans la ville, c’est aller à leur rencontre, et se demander … et nous, que faisons-nous et que devrions-nous faire?

Tabula Rasa